Un Big Band à l’IMEP ; pour quel usage ?

Nous vivons une évolution des pratiques avec l’emploi massif des technologies numériques dans le secteur musical. et même si l’un n’empêche pas l’autre, on peut légitimement s’interroger sur l’utilité réelle de disposer encore d’un big band dans une école de musique. Nous faisons le point sur le big band de de l’école avec François Fichu, professeur d’arrangement  à l’ IMEP :

IMEP : A quand remonte la création d’un big band à l’ IMEP ?

FF : J’ai repris la classe d’arrangement big band en 2002. A l’époque, l’usage était de faire venir une seule fois un big band professionnel en fin d’année scolaire. Nous lisions les arrangements de fin d’études des élèves, et c’était tout! Ce programme était beaucoup trop théorique et restrictif à mon goût. J’ai donc entrepris de monter un big band permanent à l’école en 2005. J’ai été rejoint peu de temps après par mon collègue Phil Hilfiker. Ce ne fut pas sans difficultés, et l’orchestre s’est structuré peu à peu dans son mode de fonctionnement à travers les années. Le big band répète toutes les semaines et assure plusieurs concerts par an. Le programme se répartit entre répertoires variés et arrangements écrits par élèves et professeurs.

Une référence qualitative

IMEP : Un big band permanent à l’école ; à quoi cela sert-il ?

FF : A mon sens, disposer d’un orchestre de type big band ou harmonie reste une référence qualitative incontournable dans toute école de musique proposant des cursus complets de haut niveau. Il s’agit d’une richesse devenue rare à notre époque. C’est en effet un outil de travail à de nombreux titres :

Instrumentistes à vent : travail de déchiffrage en pupitre : mise en place, phrasé, intonations, styles, leads par sections, puis avec l’ensemble, cohésion et rigueur.

Section rythmique : en plus d’un solide travail du déchiffrage, le big band oblige à une polyvalence de jeu, tantôt en soutien de l’ensemble, tantôt en accompagnateur interactif d’un soliste. A travailler également, la capacité à trouver sans cesse sa juste place dynamique entre soutien discret et interventions solides et structurantes. Il convient évidemment d’assurer le tout sans rien perdre du tempo, du swing ou du groove en action.

Invités : Le big band est aussi un contexte de choix pour inviter des solistes et des chanteurs. Tous les ans nous montons au moins une pièce avec chanteurs solistes ou en section.

Répertoire : La pratique en big band est une opportunité privilégiée pour s’initier à des répertoires fabuleux qui ont marqué l’histoire du jazz et la musique du Xxème de façon définitive. Ce point très important impacte les étudiants à trois niveaux :

1) les musiciens de l’orchestre y apprennent beaucoup par la pratique.

2) les étudiants arrangeurs y trouvent le moyen très concret d’étudier les partitions d’orchestre, développer leur oreille, apprendre à entendre en direct les sourdines, les effets, etc, voir le fonctionnement de chaque pupitre, les caractéristiques et servitudes de chaque instrument…

3) Lors de chaque concert, le big band met à la portée du public une formule, un son et des répetoires devenus rares et pourtant si populaires ! A cela s’ajoute un volet création tout aussi important.

D’autres atouts pédagogiques évidents

Ecriture : Dans le cadre de leurs cours d’écriture, la possibilité est offerte à nos étudiants d’entendre véritablement ce qu’ils composent autrement que par le playback de leur logiciel d’écriture. Celui-ci reste complètement virtuel, aussi sophistiqué soit-il ! Il y a, en effet, un monde entre ce que peut jouer un ordinateur et la réalité de l’orchestre. Seuls les musiciens réellement « initiés » à l’orchestre vivant peuvent maîtriser cette part numérique de la production écrite sans risquer de graves déconvenues sur le résultat final.

Direction d’orchestre : le big band offre aux étudiants avancés la mise en pratique des principes fondamentaux de la direction d’orchestre. C’est le seul moyen de transformer efficacement les connaissances en compétences valides, réellement utilisables par la suite. Beaucoup de ces connaissances sont universelles et peuvent êtres utiles à tout musicien un jour ou l’autre. Celles-ci entrent dans le champ des compétences étendues que nous souhaitons transmettre à nos étudiants.

IMEP : La formule « Big Band » n’est qu’une forme d’orchestre parmi beaucoup d’autres (Harmonies, brass band, fanfares, diverses formules à plusieurs instruments à vent…), n’est-elle pas un peu exclusive et limitante ?

FF : Il est vrai que nous ne pouvons pas accueillir tout ces types de formations au sein de l’école pour d’évidentes raisons ! Le Big Band à l’école constitue ce que l’on appelle un orchestre d’application. Cela veut dire que celui-ci permet d’étudier et de pratiquer des concepts de jeu, de direction et d’écriture transposables à de nombreuses autres configurations orchestrales présentant des similitudes. Nous abordons ces sujets lors des études d’arrangement.

Une pratique qui nourrit la formation en profondeur sur tous les plans

IMEP : Tout cela n’est-il pas finalement devenu un peu anachronique par rapport aux pratiques musicales d’aujourd’hui et aux besoins du musicien professionnel actuel ?

FF : L’on peut effectivement penser à juste titre que ce n’est pas indispensable, du moins au départ. D’ailleurs, la direction et l’orchestration big band ne font pas partie de notre programme de 1er cycle cycle pro. Au-delà de ce niveau de formation, il est difficile d’imaginer un cursus de niveau supérieur ne reposant pas sur des bases académiques solides. L’orchestre vivant en fait partie et nourrit la formation en profondeur sur tous les autres plans.

IMEP : En quoi la pratique de l’orchestre vivant peut-il nourrir concrètement l’approche numérique et technologique de la musique?

FF : Les technologies numériques sont des outils au service du musicien d’aujourd’hui, et l’on peut y distinguer shématiquement deux types d’usages :

1) la recherche de textures et sonorités impossibles à obtenir par d’autres moyens.

2) La nécessité de simuler un véritable orchestre par des procédés entièrement numériques, ou un mélange entre machines et vrais musiciens. Cela peut se faire par choix ou pour des raisons pratiques et économiques.

Dans cette deuxième catégorie, seuls ceux ayant suffisamment étudié et pratiqué l’orchestration avec un orchestre réel sauront comment écrire et gérer correctement ce type de projets. J’ai déjà eu l’occasion, pour ma part, d’orchestrer à la demande de producteurs dans ce type de contexte. « mixtes ».

Le Big band constitue aussi un partage avec des moments forts

…une micro société avec des avantages exclusifs

Sur un plan plus général et pour conclure,  j’aimerais ajouter ceci : en réponse à un monde qui se virtualise et a tendance à isoler les personnes, une école telle que la nôtre constitue une micro société avec des avantages exclusifs. La vie du big band en fait partie. Nous offrons un cadre de travail interactif, des moyens matériels et humains importants et qualitatifs. L’aspect relationnel très fort de notre école est socialisant et amène chacun à se définir, se positionner par rapport aux autres et à soi-même. Au fil du temps, cela permet de mieux se connaître, de prendre confiance et de faire valoir ses compétences autour de soi, permettant ainsi de se tisser un réseau, de monter des projets. Cela maintient aussi chacun dans une optique réaliste par rapport à ses objectifs personnels et offre le soutien d’une dynamique sociale et relationnelle riche et structurante basée sur la camaraderie, l’entraide, la « validation » collective.

L’ensemble de ce processus de construction prend du temps, il ne faut pas se leurrer. Comme le dit un vieux proverbe « on ne peut pas aller plus vite que la musique ». C’est un euphémisme dans un monde qui veut tout avoir de suite, et sans effort (et si possible, gratuitement). La pratique de l’orchestre, quelle que soit sa forme, reste d’une richesse incomparable dans toutes ses dimensions et ses apports, que ce soit sur le plan musical, culturel ou simplement humain.